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Minerais critiques : l’Europe à la recherche du temps perdu face à la Chine

Par Stive Roméo Makanga

Il aura fallu une guerre en Ukraine, une transition énergétique précipitée et quelques rappels brutaux à la réalité géopolitique pour que l’Europe redécouvre une vérité pourtant élémentaire : on ne fait pas une politique industrielle sans matières premières. Encore moins une souveraineté énergétique sans métaux critiques. Longtemps reléguée au rang de préoccupation technique, la question des minerais est désormais devenue un enjeu stratégique central, au même titre que l’énergie ou la défense. Et c’est bien là que commence le malaise européen.

En signant, le 20 novembre, un partenariat qualifié « d’inédit » avec l’Afrique du Sud sur les minéraux critiques, l’Union européenne tente de dessiner une échappatoire à une dépendance devenue inconfortable, pour ne pas dire dangereuse : celle qui la lie à la Chine. Lithium, cobalt, graphite, terres rares… Derrière ces noms à consonance minérale se cache l’ossature même de l’économie décarbonée que Bruxelles appelle de ses vœux. Sans eux, pas de batteries, pas d’éoliennes, pas de panneaux solaires, pas de véhicules électriques. En somme, pas de transition.

Le constat est connu, mais longtemps ignoré : la Chine ne se contente pas d’extraire. Elle raffine, transforme, assemble, stocke et contrôle la logistique. Plus de 50 % du raffinage mondial, près de 100 % des terres rares lourdes consommées par l’UE, 97 % du graphite naturel : Pékin règne sur l’amont et le milieu de la chaîne de valeur. L’Europe, elle, s’est longtemps contentée de l’aval, convaincue que la mondialisation ferait le reste, et que le marché, toujours rationnel, garantirait les approvisionnements.

Erreur de diagnostic.

Car la stratégie chinoise n’a jamais été libérale. Elle est colbertiste. Un colbertisme assumé, méthodique, patient. À l’image de Jean-Baptiste Colbert au XVIIᵉ siècle, Pékin a compris très tôt qu’il ne suffit pas de produire, encore faut-il maîtriser l’ensemble de la chaîne. Mines en Afrique, concessions en Amérique latine, investissements massifs en Indonésie, contrats d’approvisionnement exclusifs, infrastructures portuaires et ferroviaires via les routes de la soie : la Chine a bâti, en trois décennies, un empire minéral à l’échelle du globe. Un capitalisme d’État à visée stratégique, là où l’Europe s’est contentée d’un capitalisme de marché à vue courte.

Face à ce « Colbert chinois », Bruxelles tente aujourd’hui de rattraper vingt ans de retard en quelques textes et quelques annonces. Le Critical Raw Materials Act, adopté en mars 2024, fixe des objectifs ambitieux : 10 % d’extraction européenne, 40 % de transformation et 25 % de recyclage d’ici 2030. Quarante-sept projets industriels ont été sélectionnés, pour un investissement estimé à 22,5 milliards d’euros. L’intention est louable. La question est de savoir si elle est crédible.

Car le cœur du problème reste intact : le raffinage. Ce chaînon manquant de la souveraineté européenne. Tant que l’Europe extraira peu et raffinera ailleurs, ses gigafactories resteront vulnérables. La relocalisation des usines de batteries, aussi spectaculaire soit-elle, n’offre qu’une souveraineté partielle, presque illusoire. Produire des batteries avec des matériaux raffinés en Chine, c’est déplacer la dépendance, non la supprimer.

Le partenariat avec l’Afrique du Sud s’inscrit dans cette logique de diversification. Bruxelles promet une relation « équitable », un transfert de compétences, une montée en gamme locale. Cyril Ramaphosa y voit l’opportunité de rompre avec un modèle extractif hérité de l’histoire. Reste à savoir si l’Europe saura faire mieux que ses prédécesseurs, et surtout mieux que la Chine, qui finance vite, massivement et sans trop de scrupules normatifs.

Car l’Europe avance avec ses propres contradictions. Elle veut sécuriser ses approvisionnements tout en imposant des standards environnementaux et sociaux parmi les plus exigeants au monde. Louable, encore une fois. Mais coûteux. Et potentiellement dissuasif face à une concurrence asiatique moins regardante. Le recyclage, souvent présenté comme la solution miracle, ne produira des volumes significatifs que dans quinze ou vingt ans. D’ici là, l’extraction primaire reste incontournable.

À cela s’ajoute l’acceptabilité sociale. Mines de lithium en France, projets abandonnés en Serbie, contestations locales : la transition énergétique se heurte à une réalité politique simple. Personne ne veut des mines, mais tout le monde veut des batteries. Une équation insoluble si elle n’est pas assumée politiquement.

Derrière ces débats techniques se joue en réalité une question de puissance. La Chine stocke, investit, anticipe. Les États-Unis subventionnent et protègent. L’Europe, elle, hésite encore entre régulation, incitation et incantation. La création envisagée d’une autorité européenne de stockage des minerais critiques est un pas dans la bonne direction, mais elle ne vaudra rien sans capacités industrielles relocalisées.

La souveraineté ne se décrète pas. Elle se construit, patiemment, coûteusement, parfois douloureusement. Colbert l’avait compris au XVIIᵉ siècle. Pékin l’a appliqué au XXIᵉ. À Bruxelles de prouver qu’elle peut, elle aussi, penser la chaîne de valeur dans son intégralité — et accepter que la transition énergétique, si vertueuse soit-elle, ne sera ni simple, ni indolore.

Faute de quoi, l’Europe continuera de parler d’autonomie stratégique… avec des métaux raffinés ailleurs.

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